THÉÂTRE
REGARDE, MEURS, SOUVIENS-TOI
DE JEAN-LOUIS BACHELET
AVEC AURÉLIE GANTNER, ALIOUCHKA BINDER ET OLIVIA RACLOT
jusqu'au 28 juin, au Théâtre de l'île St Louis, Paris 4e
Pour tout vous dire, j’avais d’abord pris la précaution de lire la pièce. « Regarde, meurs, souviens-toi ». (Le texte est éditée aux éditions Les provinciales). Il s’agissait alors de d’imaginer quelle surface saurait avantageusement recouvrir cette réelle profondeur.
« Regarde, meurs, souviens-toi ». La salle est courte, un théâtre de poupées sur l’île St Louis. À peine quelques fauteuils de velours rouge appuyés contre une scène dérobée au fond d’une ruelle privative du quai d’Anjou.
« Regarde »... c’est-à-dire qu’au lever de rideau, il fait noir, mais que la taille n’a en réalité, aucune espèce d’importance juste au moment précis où le mouvement sonore, le rythme, le tempo... dégringole de l’estrade en Allemand. « Es ist wie am Anfang der Welt, als die Sterne ihren Platz nicht kannten ». Un mouvement... car il faut bien parler d’une voix accordée au texte, selon le principe d’une véritable ligne mélodique ; je veux dire cette force d’abstraction dans la langue de Mendelssohn ; ce flux mélancolique, d’emblée, plâtrée sur la lumière restreinte d’une salle de spectacle sans issue. La lumière... celle d’un premier projecteur qui ravale le visage brillant, tendu vers le ciel de Dagmara (Olivia Raclot), « Une femelle SS » dans son uniforme vert de gris. Le rôle d’une Aufseherin. « Regarde, meurs... » Une autre lampe frappe le corps entier de Marie (Aurélie Gantner), jeune déportée à Ravensbrück. Une toute jeune femme, celle qui doit mourir à la fin. Elle, dans un habit jaune décalé de l’endroit, décalé du lieu et du moment.
OLIVIA RACLOT
Alors Marie parle, rallonge la voix éreintante du sublime par le chemin décisif de l’intellection. « Crois-tu » demande Marie. « Crois-tu qu'un soleil puisse devenir noir, comme ça, subitement ? » « Regarde !... » Mais on y voit rien justement. Non... Rien d'ostensible, pas le moindre voyeurisme, pas le plus petit effet de scène pour rompre la pudeur imposée. Tout est en équilibre ; comme le monstrueux bien sûr, s’écoule dans le détail. Comme le fragment, l’infime... comme la particule suffit à échafauder tous les plans.
C’est au tour de Macha (Aliouchka Binder), le troisième personnage du tableau qui doit faire cet effort de se souvenir pour nous, et de se souvenir de tout. L’entrée en scène de Macha, la rescapée. « Il y a celle qui parle », commence la comédienne d’une voix douce, calme... quasi chirurgicale ; une rescapée (je veux dire ni vraiment sauvée, ni indemne, mais juste réchappée...) « Il y a celle qui parle, il y a ceux qui écoutent. Vous avez le désir d'écouter : en avez-vous la force ? Pour nous, le ciel ne s'est pas ouvert ; il s'est bien plutôt fermé à double tour, avec un affreux bruit de serrure, et puis il s'est tu. » Le décor est planté, Nulle chance dorénavant d’essayer d’esquiver.
Voilà pour les premières notes, les premières respirations supportables. Après... Après, j’ai cette impression d’une musique nouée autour de ma gorge et qui ne me quittera plus, jamais. tout un vocabulaire figé dans mes entrailles. Une inexplicable noyade verbale.
Après... Je me souviens des « RAUSS ! SCHNELL ! SCHWEINEREI ! Aufstehen !... Strafestehen... Durchfall... Schmutzstück... Schweinehund !... » Un tas lexical difforme. « Toute cette merde... » « Regarde, meurs... » Oui, « Qu’est-ce qu’on va faire de toute cette merde » se demande Marie, et juste à l’instant du chapitre sur « l’amour qui doit tout sauver sur la terre ».
ALIOUCHKA BINDER ET AURÉLIE GANTNER
Après... je me souviens des larmes de Mme Servan-Schreiber derrière moi ; de son regard hissé vers les trois jeunes femmes tout juste revenues de leur scène, pour les complimenter.
Et puis encore après, je ne sais plus. C’est-à-dire qu’ensuite on a parlé, on a bu, on a mangé. Il était tard. Une soirée formidable. Des impressions plutôt copieuses entre une pièce de boucher béarnaise arrosée d’un vin rouge, et servi à la température des fous de l’Ile, rue des Deux ponts. Tout ce qu’on ne peut toujours se souvenir avec justesse, de la surface des sentiments humains.
... Souviens-toi. Mais je n'oublierai rien.
JLG