lundi 10 mars 2008

NÉON™, NIETZSCHE ET SON BOULOT À LA TÉLÉ



ET SI NIETZSCHE ÉTAIT JOURNALISTE À LA TÉLÉVISION.


UNE DIGRESSION... À PARTIR D'UN TEXTE DE MICHEL ONFRAY "L'INNOCENCE DU DEVENIR" PUBLIÉ AUX ÉDITIONS GALILÉE.


C’est une conversation entre Nietzche et Wagner. Le compositeur demande au philosophe comment il se porte depuis leur dernière rencontre à Leipzig un an plus tôt. « Du nouveau depuis ? Des projets ? Où en êtes-vous ? »
NIETZSCHE. – J’ai été nommé professeur de philologie à l’université de Bâle.
« Bravo ». Wagner félicite le jeune enseignant.
NIETZSCHE. – Oh vous savez, un professeur de plus, Il n’y a pas de quoi pavoiser. J’ajoute mon nom à la cohorte des gens qui rabâchent à l’université ! Pas de quoi être vraiment fier. Je n’ai guère envie de me réjouir à l’idée de cette carrière de philistin1 qui s’ouvre à moi. Grossir le troupeau des professeurs, on a connu de meilleurs destins (Résigné, haussant les épaules.) Mais il faut bien vivre.

PORTRAIT DE FRIEIDRICH NIETZSCHE


Plus tard... Nietzsche parle avec Overbeck. Nous sommes en 1873 à Bâle et le professeur Nietzsche déplore le peu d’entrain des élèves pour ses cours.
NIETZSCHE. – Deux élèves, tu te rends compte, seulement deux élèves... Tu crois qu’on m’évite à cause de la publication de ma Naissance de la tragédie ? C’est ça ?
Overbeck semble embarrassé. Il dit que oui, peut-être... C’est probablement ça. Les professeurs d’université n’aiment pas les pensées libres, les discours qui s’affranchissent de l’institution. Ton usage de la philologie à des fins... disons contemporaines, l’opéra, la musique de Wagner, la restauration des valeurs en Allemagne, la culture à venir, voilà qui fâche les habitués des petits problèmes de version grecque ou de thème latin. Et puis détail aggravant, tu as eu un certain succès, et ils n’aiment pas le succès. En plus, tu as eu du succès en dehors de leurs petits cercles. Ils ne te le pardonneront pas...
NIETZSCHE. – Que puis-je faire pour inverser le cours de tout cela ?
OVERBECK. – Rien, malheureusement, je le crains.
Plus tard... NIETZSCHE est dans sa chambre. Le jeune professeur est allongé. Une migraine ophtalmique, des nausées, des maux d’estomac. Les rideaux sont tirés. Il gît sur le lit, souffrant. (Le texte est très librement interprété à partir d'extraits de "Linnocence du devenir" de Michel Onfray. Qu'il me pardonne cette errance...)

1- Philistin - pour ceux qui ne s'en souviendraient pas ! - se dit d'une personne au goût vulgaire, hermétique aux choses des beaux-arts et aux affaires des belles lettres. Quelqu'un d'un peu fermé à la nouveauté. Entendez par là le caractère fréquemment rencontré chez pas mal de gens des médias à la mode ces temps-ci, et du monde audiovisuel en particulier.


Et voilà, à partir de cette note... l'idée, le propos dont je voulais vous entretenir et secrètement tirée d’une véritable expérience, d’une expérience vécue (et pardonnez cette digression). Car voilà. Alors que je dévorais le « scénario de La vie de Nietzsche » sous la plume de Michel Onfray. L’idée m’est venue, l’allégorie possible, la parabole idéale... d’un Nietzsche salarié d’une rédaction de l’audiovisuel public en remplacement de sa fonction de professeur d’université de la « grande Bâle » aux abois après une guerre gagnée. Un Nietzsche contemporain, tout autant donné pour fou aujourd’hui parmi ses collègues... qu’à son époque. Oui, imaginez ce formidable Nietzsche, l’auteur du considérable Gai savoir, tout préoccupé par les grandes choses du monde et de la révolution des esprits engoncés de son temps, transporté derrière un bureau de Formica aux couleurs d’une chaîne de télévision de service public comme il fut longtemps prisonnier derrière sa table de professeur universitaire. Oui... car telle aurait pu être sa place en ce début de XXIe siècle. Oui, tel aurait pu être son choix, son destin de rapporteur d’une civilisation en mouvement, dans le but de tenter d’en formuler une critique constructive par le biais du média le plus « visible », le plus approprié du moment. Un Nietzsche ancré dans son temps, honnête et progressiste. Un conquérant de la vérité, pourfendeur de routes platoniques immuables ; un moderne, un Socrate. Monsieur Frieidrich Nietzsche, journaliste à France 3 pour être plus proche des gens, parce qu’il aurait choisi de parler à tous de la vérité vraie, au plus près de leurs intérêts, sans restriction marchande, sans compromis commercial. Un journaliste altruiste, prêt à en découdre avec les fixes en général et la morale d’esclave d’un humanisme dévoyé depuis des lustres dans la déférence à son prince, quels que furent les princes qui se sont succédé sur l’estrade médiatique.



Alors voilà, ce Nietzsche à qui je pensais, un Nietzsche journaliste à France 3, équipé de sa caméra à dix briques sur l’épaule et toute une équipe technique spécialisée pour le rassurer en cas de noyade cathodique collective. Ce Nietzsche-là, filmant un Dionysos grec sous les traits d’un pâle Bacchus romain dans les yeux hagards et anémiques de son rédacteur en chef. Le type, l’apparatchik un peu blême à cause du caractère excessif de sa hiérarchie directe qui ne vaut pas beaucoup mieux... n’entend rien à l’idée de ce portrait étrange d’un Dionysos réconcilié avec son pote Apollon. « Convenons d’un sujet plus simple » dit-il, « plus conforme. Et convenons d’abord de ce que vos transports spirituels ne m’intéressent guère en ce domaine de l’errance dont vous savez faire preuve à maints égards... Admettez en préambule qu’il serait profitable à votre carrière de savoir respecter en toute occasion le contrat hiérarchique qui contingente nos rapports professionnels. Je vous avais convié à ce traitement d’un Bacchus en temps en heure, un Bacchus tout occupé aux joies de l’ivresse populaire et voilà que vous mégottez sur un Dionysos alors que c’est interdit de fumer partout. Soyez plus moderne mon vieux, soyez d’actualité ! Soyez de cette télé qui enivre les foules à bon compte, soyez à l'heure et réclamez votre augmentation de salaire comme tout le monde ». Nietzsche se disloque, tombe la caméra si lourde, encombrante. « Mais, Monsieur le rédacteur en chef, je vous parle là d’un événement cosmique, capital pour l’avenir de la civilisation et duquel notre métier doit entretenir toute la communication savante par le truchement de la raison et de ses commodités pédagogiques. Consentez-moi ce temps nécessaire de l’élucubration, de la divagation ; celui de mille pistes à explorer pour enfin réussir à étayer notre verdict sur la chose qui vous semble tant entendue sans même accepter d'y préter une oreille attentive. Oui, permettez-moi seulement, oh prince ! – et voyez que je fais preuve d’un certain respect pour votre scène bien réglée – de mener mon enquête jusqu’au bout. Apollon et Dionysos réconciliés, vous ne mesurez pas ?!... »
« De toute façon, rétorque le patron, vous êtes en RTT demain, et vous devez rendre votre copie sur le champ au cadre de service qui tranchera pour l’édition du soir. Bacchus / Dionysos... Qu’est-ce que vous voulez que ça me foute à moi ! On est en pleines Municipales mon pauvre. Faut être de partout à la fois. Du premier et du deuxième tour ; régler les éclairages, coordonner les plannings des gens malades avec ceux à qui on a promis une pécuniaire dans le mystère des alcôves... Et avec ça, la gauche qui fait une percée en plein milieu des réformes. Qu’est-ce que les gens ont dans la tête non de Dieu ! » « Dieu est mort Monsieur le rédacteur en chef, Dieu est mort depuis longtemps et l’homme avec ». Conclue le simple reporter culpabilisant un peu d’avoir répondu un truc aussi con devant un type si sérieux.

Le soir, Nietzsche discute avec un ami exerçant dans la même officine depuis bien plus longtemps que lui. « Tu sais. Dis Nietzsche. Je crois qu’ils ne m’aiment pas. »
« Ils sont jaloux, c’est tout ». Dit l’autre journaliste. « je le connais bien. Au Dionysos éternel voyageur, au Dieu grec errant, à l’étranger... ceux-là – en philistins – préfèrent un amusant Bacchus, un Polichinelle romain. C’est tellement plus rassurant pour eux ! » Ils ne t’aiment pas parce que tu ne leur ressemble pas.
Ces journalistes-là n’aiment pas les pensées libres, les discours qui s’affranchissent de l’institution. Ton usage du métier à des fins... disons contemporaines, la curiosité du monde au delà de son propre nombril, l’émancipation de tous comme forme d'horizon, l'analyse critique, le dépassement de soi dans l'altruisme, le voyage, l’esprit de mobilité, l'expérimentation de nouveaux outils, la polyvalence... Bref, la culture à venir, voilà qui fâche les habitués des petits problèmes de "remplissage" de journaux ou d'égalitarisme à tout pris. Et puis détail aggravant, tu as eu un certain succès par le passé, et ils n’aiment pas le succès. Ça les gêne, eux qui n’en ont pas ou si peu. En plus, tu as eu du succès en dehors de leurs petits cercles. Et ça, ils ne te le pardonneront pas...
NIETZSCHE. – Que puis-je faire pour inverser le cours de tout cela ?
L’AUTRE JOURNALISTE. – Rien, malheureusement, je le crains.

Dés le lendemain, Nietzsche pris la route du midi, celle de Turin, le port de Gênes... « La télévision de service public comme Notre nouvel infini... » pensa le journaliste en proie à de terribles maux d’estomac, et ça ne faisait que commencer.
Néon™


L'APOLLON DU BELVÉDÈRE copie romaine d'un original du IVe siècle av. J.-C. de Léocharès