Cette route là, sent l’automne à plein nez. « Des feuilles mortes qui se
ramassent à la pelle » et des flaques d’eau qui éclaboussent nos
plannings surchargés. Novembre en octobre… comme toutes ces incongruités
qui accompagnent dorénavant nos voyages modernes de toutes sortes.
Cette incessante chorégraphie quantique sur nos écrans, ces inlassables
remises à jour de tout ce qui bouge, du plus petit mouvement dans l’air,
et du moindre rond dans l’eau. Déjà l’automne ; les casquettes en mode «
Belge » bien enfoncées sur les oreilles. Le temps pourri des caleçons
longs et des capelines qui se ramène un peu tôt ces jours-ci. La saison
des chaussettes épaisses et des imperméables étriqués qui débarque avant
l’heure prévue. Cette bruine, ce crachin aux couleurs métalliques qui
concourt aux horizons humides de l’arrière saison. Mais rien, qui ne
saurait empêcher tout à fait une grande sortie à bicyclette arrangée sur
le vif d’une envie subite de prendre le large.
PHOTOS © Jean-Luc Gantner
Herman Hess, le temps de reprendre son souffle sans quitter le sujet
qui nous préoccupe ici : Le voyage… Un voyage, initiatique, dans le cas
de ce « Loup des steppes ». Un monument de la littérature plutôt qu’une
bastille de pensées touristiques toute faites, pour en rester à l’objet
de la belle carte postale d’un beau lac bien fait.
La route… ou la perspective de quelques milliers de kilomètres à
parcourir juste droit devant. La route… qui n’en finirait plus, comme
seule case à remplir sur mon calendrier. L’Autriche, Vienne et le Café
Prückel, les peintures de Gustav Klimt… et un requiem de Mozart bien
sûr, pour compenser cet oubli inexcusable d’avoir laissé Salzbourg en
chemin. Une bonne séance d’endurance jusqu’à Bratislava en Slovaquie
l’histoire de voir son beau tramway ; puis Budapest la capitale
hongroise (l’autre pays du Tramway…) La ville de naissance de Robert
Capa, le photographe reporter de guerre ami de Cartier Bresson dont le
nom restera a jamais gravé dans la mythologie du photojournalisme et
dans celle de l’antifranquisme.
Budapest, pour dévorer un de ces Goulasch typiques ou un ragout d’agneau
au paprika (C’est qu’il commence à faire faim sur la route après plus
de 3000 kilomètres à pédaler sans relâche la tête dans les étoiles d’une
communauté européenne toute concentrée sur la même cuisine économique
et financière qui lui déchire l’estomac depuis des mois.
L’Eurovélo 6 quitte maintenant la ville de Novi Sad dans l’ancienne
Voïvodine, et puis Belgrade, la ville blanche… d’où toute l’affaire
était partie du temps où avec un ami photographe, nous tentions
d’apprendre le métier dans cette grande débâcle générale des Balkans en
dormant sur le front avec nos bons vieux Nikon™ argentique qu’on
oubliait quelquefois dans les bars une fois rentrés chez nous. C’était
il y a exactement vingt ans maintenant. )
Une route comme prétexte au réarmement des souvenirs à haute tension le
long d’un Danube qui n’aurait peut-être pas obligatoirement la même
définition romantique pour tout le monde. La route reprend vers l’Est et
délaisse encore Bucarest au pied de la Transylvanie, la capitale
roumaine, dont ceux de ma génération associent encore le nom de
Ceaușescu à l’histoire des républiques socialistes qui s’est arrêtée là
dans un bain de sang, en 1989, quelques semaines après la chute du mur
de Berlin. La Roumanie… et je préférerais volontiers retenir ces formes
d’un « baiser » parfait de Brâncuși, le sculpteur originaire des
Carpates débarqué à Paris dans l’époque des Ready-made de Marcel Duchamp
pour foutre un sérieux bordel dans l’académisme d’une discipline encore
toute dédiée à ces « Rodin » du XIXe siècle toujours persistants.
Ma route délaisse par le sud cette évocation d’un monde aujourd’hui
enfoui sous les couvertures des livres d’histoire, comme le nouveau
ruban d’asphalte tendu aujourd’hui entre l’Est et l’Ouest m’épargne la
visite de la Moldavie toute proche. (Avec mon frère d’armes déjà à mes
côtés en Yougoslavie, nous avions traversé ce pays alors en proie à la
guerre civile dans les années 90… Deux camps, dont l’un adossé à
l’Ukraine agissait sous les ordres du général Lebed, commandant en chef à
l’époque, de la 14e armée de la fédération de Russie basée à Tiraspol
pour empêcher la Transnistrie de basculer du côté de l’Otan. Une route
semée des pires embuches administratives et surtout militaires au
lendemain de l’effondrement de l’Union Soviétique.
La Moldavie côté Dniestr dont les autorités locales de tout acabit, nous
avaient les unes après les autres dépouillés de tout ce qui pouvait
représenter la moindre valeur financière resté en notre procession après
le long voyage qui nous avait conduit jusque là. Des opérations de
rétorsions menées sous la menace de Kalachnikovs, et dans des reflux
d’alcool en habit de camouflage dont je n’ai rien oublié des effluves
rustres et bestiales ; tout ce qui délitaient peu à peu notre objectif
de reportage dans la région !) Ce territoire de facto, actuellement «
la république Moldave du Dniestr » seulement reconnue par elle-même au
profit certain de trafics en tout genre. Une plaque tournante pour les
ventes d’armes, la drogue et les réseaux mafieux. « Bienvenue au pays
des derniers soviets ! » comme l’a écrit Frédéric Delorca en 2007. Le
dernier endroit au monde où le marteau et la faucille dominent encore
aux frontons des Kolkhozes réfractaires. L’ultime endroit où l’idéologie
des goulags a encore force d’esprit ; où Lénine tient encore de tous
ses boulons bien serrés… Un cadavre de l’URSS dans le plus pur style
néo-classique cher à Rodtchenko. Ces chef-d’œuvres pompeux encore
bichonnés comme les carrosseries d’antiques Lada posées en agrément des
paysage de béton défoncé.
PHOTOS © Jean-Luc Gantner
La route prend fin à quelques dizaines de kilomètres d’Odessa sur les rives occidentales de la mer Noire. Je ne peux éviter la mythique bande muette d’Eisenstein qui se superpose au grand escalier « Potemkine » et menant ces temps ci à un immense centre commercial. Le boulevard Primorski ou l’on aurait aperçu Pouchkine au temps de la grande Saint-Pétersbourg. Hermann Hess, Robert Capa et les cafés viennois, Sarajevo, le constructivisme soviétique et l’exil de Pouchkine sous le règne d’Alexandre… Une journée de repos bien remplie sur ma bicyclette pour décompresser d’une semaine de boulot. Jean-Luc Gantner