vendredi 19 octobre 2012

LE VOYAGE A BICYCLETTE



Cette route là, sent l’automne à plein nez. « Des feuilles mortes qui se ramassent à la pelle » et des flaques d’eau qui éclaboussent nos plannings surchargés. Novembre en octobre… comme toutes ces incongruités qui accompagnent dorénavant nos voyages modernes de toutes sortes. Cette incessante chorégraphie quantique sur nos écrans, ces inlassables remises à jour de tout ce qui bouge, du plus petit mouvement dans l’air, et du moindre rond dans l’eau. Déjà l’automne ; les casquettes en mode « Belge » bien enfoncées sur les oreilles. Le temps pourri des caleçons longs et des capelines qui se ramène un peu tôt ces jours-ci. La saison des chaussettes épaisses et des imperméables étriqués qui débarque avant l’heure prévue. Cette bruine, ce crachin aux couleurs métalliques qui concourt aux horizons humides de l’arrière saison. Mais rien, qui ne saurait empêcher tout à fait une grande sortie à bicyclette arrangée sur le vif d’une envie subite de prendre le large.


 PHOTOS © Jean-Luc Gantner

 Sur la carte, un peu plus d’une centaine de kilomètres sur les rives du Doubs. Un aller-retour entre Besançon et Dole dans le Jura à l’allure d’une simple trace nomade et tout ce qu’il y a de plus écologique. Besançon, Boussières, St Vit, Dampiere, Rochefort-sur-Nenon et Dole jusqu’au pied de la Collégiale. Un bout de chemin sur l’itinéraire « Nantes Budapest » de l’Eurovélo N°6. L’idée qu’au retour, l’envie me prendrait alors de poursuivre la route jusqu’à Mulhouse et puis la Suisse, Bale, et le lac de Constance à la frontière allemande, le château d’Arenenberg pour les amateurs, d’autres préféreront la réécriture d’une station balnéaire dans le style art nouveau. A chacun sa route !… celle d’Herman Hess passait par là dans les premières années du vingtième siècle, où peut être l’écrivain réfléchissait-il sur son futur « Loup des steppes ». Ce malaise, cette âme errante de Harry Haller, le personnage principal du grand auteur allemand, en proie à quelques doutes sur la condition humaine, une crise existentielle face à son destin terrestre inéluctable....


Herman Hess, le temps de reprendre son souffle sans quitter le sujet qui nous préoccupe ici : Le voyage… Un voyage, initiatique, dans le cas de ce « Loup des steppes ». Un monument de la littérature plutôt qu’une bastille de pensées touristiques toute faites, pour en rester à l’objet de la belle carte postale d’un beau lac bien fait. La route… ou la perspective de quelques milliers de kilomètres à parcourir juste droit devant. La route… qui n’en finirait plus, comme seule case à remplir sur mon calendrier. L’Autriche, Vienne et le Café Prückel, les peintures de Gustav Klimt… et un requiem de Mozart bien sûr, pour compenser cet oubli inexcusable d’avoir laissé Salzbourg en chemin. Une bonne séance d’endurance jusqu’à Bratislava en Slovaquie l’histoire de voir son beau tramway ; puis Budapest la capitale hongroise (l’autre pays du Tramway…) La ville de naissance de Robert Capa, le photographe reporter de guerre ami de Cartier Bresson dont le nom restera a jamais gravé dans la mythologie du photojournalisme et dans celle de l’antifranquisme. Budapest, pour dévorer un de ces Goulasch typiques ou un ragout d’agneau au paprika (C’est qu’il commence à faire faim sur la route après plus de 3000 kilomètres à pédaler sans relâche la tête dans les étoiles d’une communauté européenne toute concentrée sur la même cuisine économique et financière qui lui déchire l’estomac depuis des mois.




Le Danube plonge ensuite d’un coup plein sud vers l’ancienne Yougoslavie, Osijek, Vukovar en Croatie (la ville martyre du conflit Serbo/croate avant celui quatre ans plus tard de Srebrenica en Bosnie-Herzégovine. La dernière grande barbarie du vingtième siècle où s’illustrèrent les très zélés Miroslav Radic, Goran Hadzic, et autres Ratko Mladic… tous sous le contrôle politique de Radovan Karadžić ; le psychiatre et dirigeant Serbe, qui avait orchestré le siège de Sarajevo, accusé de génocide et de crime contre l’humanité comme le fut avant lui le président des Serbes Slobodan Milošević décédé avant la fin de son procès à La Haye. Un procès pour juger les principaux responsables serbes impliqués dans les atrocités militaires commises durant la guerre de Yougoslavie qui a repris au cours de ce mois de novembre 2012 au Tribunal pénal international avec à la barre, Radovan Karadzic, l’ancien chef politique des Serbes de Bosnie. L’homme, poète à ses heures, s’est d’abord présenté devant les juges mardi 16 octobre dernier en « artisan de la paix », soulignant son souhait « d’être récompensé pour toutes les bonnes choses qu’il aurait accomplies dans sa vie ».) Cette constance qu’ont les hommes d’avancer tête baissée et sans jamais vouloir s’acquitter de rien…


L’Eurovélo 6 quitte maintenant la ville de Novi Sad dans l’ancienne Voïvodine, et puis Belgrade, la ville blanche… d’où toute l’affaire était partie du temps où avec un ami photographe, nous tentions d’apprendre le métier dans cette grande débâcle générale des Balkans en dormant sur le front avec nos bons vieux Nikon™ argentique qu’on oubliait quelquefois dans les bars une fois rentrés chez nous. C’était il y a exactement vingt ans maintenant. )


Une route comme prétexte au réarmement des souvenirs à haute tension le long d’un Danube qui n’aurait peut-être pas obligatoirement la même définition romantique pour tout le monde. La route reprend vers l’Est et délaisse encore Bucarest au pied de la Transylvanie, la capitale roumaine, dont ceux de ma génération associent encore le nom de Ceaușescu à l’histoire des républiques socialistes qui s’est arrêtée là dans un bain de sang, en 1989, quelques semaines après la chute du mur de Berlin. La Roumanie… et je préférerais volontiers retenir ces formes d’un « baiser » parfait de Brâncuși, le sculpteur originaire des Carpates débarqué à Paris dans l’époque des Ready-made de Marcel Duchamp pour foutre un sérieux bordel dans l’académisme d’une discipline encore toute dédiée à ces « Rodin » du XIXe siècle toujours persistants.



Ma route délaisse par le sud cette évocation d’un monde aujourd’hui enfoui sous les couvertures des livres d’histoire, comme le nouveau ruban d’asphalte tendu aujourd’hui entre l’Est et l’Ouest m’épargne la visite de la Moldavie toute proche. (Avec mon frère d’armes déjà à mes côtés en Yougoslavie, nous avions traversé ce pays alors en proie à la guerre civile dans les années 90… Deux camps, dont l’un adossé à l’Ukraine agissait sous les ordres du général Lebed, commandant en chef à l’époque, de la 14e armée de la fédération de Russie basée à Tiraspol pour empêcher la Transnistrie de basculer du côté de l’Otan. Une route semée des pires embuches administratives et surtout militaires au lendemain de l’effondrement de l’Union Soviétique.


La Moldavie côté Dniestr dont les autorités locales de tout acabit, nous avaient les unes après les autres dépouillés de tout ce qui pouvait représenter la moindre valeur financière resté en notre procession après le long voyage qui nous avait conduit jusque là. Des opérations de rétorsions menées sous la menace de Kalachnikovs, et dans des reflux d’alcool en habit de camouflage dont je n’ai rien oublié des effluves rustres et bestiales ; tout ce qui délitaient peu à peu notre objectif de reportage dans la région !) Ce territoire de facto, actuellement « la république Moldave du Dniestr » seulement reconnue par elle-même au profit certain de trafics en tout genre. Une plaque tournante pour les ventes d’armes, la drogue et les réseaux mafieux. « Bienvenue au pays des derniers soviets ! » comme l’a écrit Frédéric Delorca en 2007. Le dernier endroit au monde où le marteau et la faucille dominent encore aux frontons des Kolkhozes réfractaires. L’ultime endroit où l’idéologie des goulags a encore force d’esprit ; où Lénine tient encore de tous ses boulons bien serrés… Un cadavre de l’URSS dans le plus pur style néo-classique cher à Rodtchenko. Ces chef-d’œuvres pompeux encore bichonnés comme les carrosseries d’antiques Lada posées en agrément des paysage de béton défoncé.

 PHOTOS © Jean-Luc Gantner

La route prend fin à quelques dizaines de kilomètres d’Odessa sur les rives occidentales de la mer Noire. Je ne peux éviter la mythique bande muette d’Eisenstein qui se superpose au grand escalier « Potemkine » et menant ces temps ci à un immense centre commercial. Le boulevard Primorski ou l’on aurait aperçu Pouchkine au temps de la grande Saint-Pétersbourg. Hermann Hess, Robert Capa et les cafés viennois, Sarajevo, le constructivisme soviétique et l’exil de Pouchkine sous le règne d’Alexandre… Une journée de repos bien remplie sur ma bicyclette pour décompresser d’une semaine de boulot. Jean-Luc Gantner