jeudi 7 novembre 2013

« ET AU MILIEU COULE UNE RIVIÈRE »


Je crois que j’écoutais Imogen Heap « Have you got it in you ». La Loue (la rivière) avait retrouvé son calme après ce début de mois d'octobre très encombré médiatiquement. Cet épisode de quelques maux de ventre remontés au 20h, comme un coup de vent sur les cotes de la manche fait ces jours ci la une des gazettes nationales…  Ce « nouveau » journalisme !... Cette course effrénée à l’audience plutôt que cette forme de réflexion apparemment périmée sur les réseaux.  

Comme s’il fallait, sans distinction de nos disciplines respectives de l’écrit de l’image ou du son… et tous, impérativement concourir dans la même catégorie des inévitables « agrégateurs » de contenus ; celle encore, d’une communauté au bec prolixe et toujours plus frénétique des producteurs des petites phrases omniscientes et plénipotentiaires… Ce journalisme là —simples mécaniciens— contingenté par les compteurs de pages vues ou d’une addition de liens sponsorisés… Où la stratégie des mots clés circonscrivent l’information selon un mode de tri sélectif propre aux pires instruments de recyclage. (Une activité d’éboueurs où certains se payent même le droit de privatiser des occurrences censées faire mouche au milieu du dépotoir planétaire des moteurs de recherche, et comme on dope ailleurs des sportifs pour être certain d’emporter le pactole… Le fric. Toujours le fric !)  Un journalisme autiste et autocentré ; « pornographique » aurait dit Godard. (Pas le commentateur de France Télévision spécialisé dans le cyclisme d’il y a au moins deux guerres, mais le cinéaste du Mépris bien sûr ! « Le » fondateur du cinéma moderne, aujourd’hui planqué en Suisse par peur du rétrécissement des flux culturels intelligibles dans la corporation audiovisuelle restée coincée de l’autre côté de la frontière.)

PHOTO © JL GANTNER



« La pornographie », disait JL Godard dans les années où Eddy Merckx se préparait à enfiler le beau maillot Molteni… « c’est s’agiter, faire du bruit, pour attirer l’attention, là où il ne se passe rien. Montrer qu’on existe, même si l’on a rien à dire… ». Cette ultime forme de démocratie libérale saupoudrée de sucre Candy, augmentée d’un droit libertaire jusqu’au-boutiste et déraciné. Ce journalisme avant-gardiste de prédicateurs post-terrain, au lieu du métier de reporter le cul dans le train filant entre deux gares comme Londres revenait de Reims en septembre 14 pour témoigner des horreurs causées par l’ennemi allemand sur la cathédrale en ruine. Le premier papier du plus grand des grands reporters qui ait vécu. C’était il y a un siècle. Mille ans en fait ! L’arrière grand oncle d’une nouvelle forme d’information entièrement désincarnée, dont la compromission augmente à la vitesse de sa dématérialisation. (Ce Londres du « juif errant », des « pêcheurs de perles » ou « des forçats de la route », le précieux témoin du « bagne » surtout ! dont le grand journaliste aura largement contribué à forger la mauvaise réputation au point d’enfin voir « Cayenne » disparaitre de notre législation. Ce Londres de terrain et de convictions, dont il faudrait obstinément essayer de se rappeler la mémoire et l’œuvre pour notre plus grand bien à tous, aurait j’en suis sûr, oui, vraiment et définitivement détesté…) L’information de notre époque à nous puisqu’il faut bien vivre avec son temps… ou cette courte prose fragmentaire et météorologique resasseuse de « truismes ». (Retrouvant juste à l’instant dans ma pile de bouquins favoris cette si sensuelle « porcherie » littéraire élaborée par Marie Darrieussecq selon la méthode des « Métamorphoses » du très regretté Kafka…). La fin d’un monde palpable coincé dans un aléa d’étoiles lointaines où l’on disposait encore du principe poétique de se causer les yeux dans les yeux sans souffrir d’un envahissement d’ondes périphériques bruyantes et d’une somme de turbulences qui vont avec. La fin d’un monde sensible et tangible dans les mains, comme ces journaux au parfum rugueux d’offset ou ce papier vélin… remplacés par cette agrégation d’entreprises commerciales compileuses de données binaires comme « des ivrognes en excursion » disait Joyce. « Dégobillant par dessus bord pour donner à manger aux poissons. Nauséeux » Une presse de compression (car rendons à César ce qui lui appartient…) Abrégée, réduite, raccourcie, amoindrie… Une presse sans hommes, sans femmes, sans poissons, sans métaphysique, sans odeur, sans gout sans rien ! La fin d’une presse de rue, à ne pas confondre avec une certaine presse de caniveau, mais plutôt dans le sens où Banksy faisait lui du Street’art... les yeux braqués à hauteur des gens. Et puisque c’est en ce moment la Fiac à paris, et qu’il faut bien rester dans l’actualité trépignante sous peine d’obsolescence immédiate de mon mur Facebook un peu en panne ces temps ci, j’en conviens. Du reportage in situ répudié par des rédactions standardisées et dorénavant contraintes à l’effrayant exercice quotidien du soliloque. (Encore une école d’art, mais rappelant celle d’un certain onanisme intellectuel. Un procédé d’auto contraception d’idées neuves pour être bien sûr de laisser la place aux anciennes). Un procédé de vieux sanatorium toussoteux ou de perruque poudrée. Rien que du révolu. Un machin mort de chez mort qu’on essaye pourtant de nous faire passer pour une « révolution ». Plus de papier, plus de mains plus d’yeux, plus rien !... Le goût du néant. « Nauséeux » et braillard. Le commerce d’un mortel ennui programmé sur nos écrans connectés au vide sidéral. Mais Johny s’était barré à temps. John venait d’accumuler quelques 30 bornes le nez dans le guidon sans penser une seule fois à cette terre nouvelle en forme de courge ogéèmisée. Le nouveau paradis des coloquintes transformées en potimarrons comestibles, comme on fait aussi pousser des hamburgers aux branches et des lasagnes sous les sabots des chevaux. C’est quand même chouette la télé non ?!

PHOTO © JL GANTNER

La route de Mouthier-Haute-Pierre en passant par Ornans et Lods juste après Vuillafans. Une trajectoire sélective surgissant d’un glissement de doigts sur une partoche de Brahms. L’indigestion de caméras passée, ce furent plutôt les parfums de noix et de pommes gâtées qui saturèrent l’asphalte à l’heure du changement d’heure obligatoire. Ouais c’est ça, passe moi dont l’heure à laquelle on évitera les embouteillages ce soir en rentrant de la foire ! Mais putain ! Qu’est-ce que je fous dans ce décor de merde ?! Et la musique qui s’arrête alors qu’on avait à peine commencé de se rappeler les paroles : « Have you got it in you ». Johny s’était dit qu’il en aurait bien besoin ! L’âge peut-être ? Le sentiment de s’éventer, de se « dégobiller »… L’obsolescence, la date de péremption sur le papier d’emballage. Je repris alors mon guidon par les cornes pour une grande opération de dézinguage d’idées à la con, dans l’alignement d’une paire de nuages déguisés en prêtres statistiques ou en montres suisses déglinguées. Une conduite d’ivrogne pour faire chier les bagnoles en stress, droit vers la porte d’entrée du couvent d’air post-ADSL. Une conduite d’ecclésiastique, sans soutane, sans capote (sans Truman), sans GPS, sans portable, sans Twitter, sans Facebook, sans Wifi, sans rien ! Pauvre homme !

PHOTO © JL GANTNER

L’insolente nudité des fleurs devant l’amertume des revêtements antidérapants. Une scène de cul par dessus la Loue. Ma Marylou en tenue de dévergondage intégral, tout fard allumé sur ses paupières mi-closes. Marylou en forme de ligne discontinue sous son marteau piqueur corrodé. Du bitume jusqu’aux genoux. Des tas d’éclats de vie qui défilent de chaque côté de la route au lieu d’une télé d’administration. Bon ! Et heureusement que Tony n’avait pas lu Beckett ce jour là, si vous imaginez le boulot. Molloy de Beckett, Soupault ou Artaud… De quoi se pendre avec le fil de flotte tendu dans le talweg comme une corde qui nous enlace, Johny, Tony, Marylou et moi depuis des kilomètres. Une sacrée bande de coureurs cyclistes… amoureux des vadrouilles entre potes comme des voyages solitaires dans la campagne franco-suisse. Une bande d’éclectiques, le maillot ouvert aux quatre vents, filant à toute allure dans le lit de la rivière au rythme effréné des matières composites.

Je réécoutais un vieux Radiohead que j’avais fini par oublier à force de l’avoir trop entendu. « A woolf at the door », puis « Weird Fishes/Arpeggi aka Arpegg » (imprononçable) sur l’album « In Rainbow » (en téléchargement gratuit à l’époque de sa sortie / 2007). Le genre de titre hallucinant braqué dans la direction des vents d’ouest pour essayer de ralentir l’allure dans la montée des roches. Ouais… « On marche à la dynamite mon pote ! » disait un des frangins Pélissier au café de la gare de Coutance au départ du Tour de France 1924. Et qu’est-ce que ça peut bien leur foutre, à toute cette bande de cul-bénis, cette foule de bénis-oui-oui meuglant leur belle morale de compétition avec tous ces journaux propres sur eux ?! Une montée en surdose d’adrénaline. Le grand shoot ! Tout plutôt que rester là à crever comme un con.

PHOTO © JL GANTNER

Johnny était passé devant, comme à son habitude lorsque tout se relevait, la route et les emmerdes. Un truc de son enfance. Une manière qu’il avait prise déjà très jeune à force de se prendre un tas de trucs dans la gueule en faisant mine de ne pas encore comprendre les jolis principes de la nature humaine. Le truc d’une compensation un peu crue à trouver sur les pédales, mais qui trouvait rapidement sa justification au sommet des cols les plus rudes et sur les lignes d’arrivées des courses les plus prestigieuses. Tony n’avait pas pu suivre, d’abord collé à la roue du grimpeur et la langue pendante sur le porte bagage de son partenaire de galère. Marylou, elle, avait préféré coucher son clou au pied de la bosse et faucher les pâquerettes pour en faire des bouquets pour sa mère. Le beau bouquet de Marylou dans la vallée de la Loue, pendant que le soleil brillait dans les roues toutes cramées de son marlou. Qu’est-ce qu’on avait pu se marrer ! Toutes les conneries qu’on s’était racontées. « Oh Mary, si tu savais !… »

Après ça, il a fallu redescendre. Marylou en bas et nous en haut. John, Tony et moi à tombeau ouvert dans la pente descendante, pendant que Mary avait finalement décidé de se payer une séance de dénivelés toute seule la fleur au guidon. On avait retrouvé le reste du bouquet qui flottait à la surface de l’eau avec un petit mot pour sa mère : « T’auras vraiment été nulle jusqu’au bout. En commençant par me donner ce nom à la con dont un tas de gars plus ou moins déjantés s’en étaient déjà fait des tubes et des best-sellers. Marylou. Tu parles ! Des âneries de littérature beatnik ou des chansons périmées à la radio… Marylou par ci, Marylou, la pauvre fille… Marylou sous la neige et que sais-je ?… Marre d’être la Mary-chaussée de tout le monde. Je suis venu te dire que je m’en vais car tu m’en a trop fait !… » La gosse avait tout plaqué comme ça. Son nom qui en disait long sur « la joie blonde, avec ses longues boucles de cheveux pareilles à des vagues d’or… » ; son nom, ses cheveux, son bouquet, et ses potes pour partir pédaler toute seule jusqu’à la fin de l’été. Un putain de trou noir sur l’asphalte. Ouhhh ! Où es tu ma Loue ?!… le reste de la bande avait gueulé son nom pendant des heures sans succès. La plus grande séance de rappels de sa carrière, mais Marylou n’était pas redescendue. Une artiste pop-rock. Une des plus douée de sa génération. Dégommée aux cyanobactéries dans la montée de Haute-Pierre. Des jours plus tard, Tony continuait de hurler à la mort sur un morceau « sans titre » de Sigur Rós. Sa belle machine accrochée au parapet d’un balcon touristique sur les hauteurs d’une rivière dont le nom et la réputation avait d’abord fait le tour du monde avant de plonger dans les nimbes d’un tas de rapports administratifs et de consultations publiques censés protéger son lit d’un tas de saloperies qui empêchent dorénavant les ombres et les truites de reprendre leur souffle dans la lessive, le purin et la matière plastique. « Oh ma Loue, oh ma Loue, Oh ma terrible Loue… »

L’automne était passé à se fader du Gainsbourg en boucle ;  et puis l’hiver… D’abord quinze jours de coupure complète pour tenter de se nettoyer le gouvernail, les voiles, l’ancre et la chaine. Le grand décrassage annuel du moyeu jusqu’aux pneus. Les premières heures d’une longue errance hivernale à venir. 15 jours et 15 nuits à se faire chier devant la télé connectée à tout un tas de programmes débiles avant d’obtenir le feu vert de son entraineur pour renfiler le maillot. Johnny avait aussi profité de son temps de recharge pour se replonger dans la lecture de cette grande expérience radicale de la contre culture américaine des années 50. Cette prose là… où dans l’écriture souffreteuse, hypocondriaque et arthritique de quelques auteurs français du début du siècle dernier qui passaient encore aujourd’hui pour la substantifique moelle de notre identité nationale. Pour comparer. Pour mesurer une bonne fois pour toutes de quelle manière ce foutu pays avait commencé de sévèrement pédalé dans la semoule depuis au moins… Pollock, Rauschenberg, Jasper Johns ou Lichtenstein en peinture et Bernard Hinault pour ce qui est du cyclisme… « Bon, t’accélères ou bien t’attends qu’on te pousse ?! » avait lancé le nouveau coéquipier de Johnny l’asphalte… Un certain Dean, ou Neal quelque chose, enfin je ne me souviens plus exactement… « Ho ! Tu vas tchatcher barbouillage et poésie toute la sortie, ou bien tu penses aussi réfléchir un jour à te mettre dans le rythme pour éviter qu’on nous prenne définitivement pour des cyclotouristes ?! ». JL Gantner