samedi 12 janvier 2008

L'ART MODERNE EN LIGNE



ART, NOUVEAUX FANZINES... ET AUTRES HOSTILITÉS


«S’écarter des journaux !» disait Flaubert. « La haine de ces Boutiques-là est le commencement de l’amour du Beau. Elles sont, par essence, hostiles à toute personnalité un peu au dessus des autres... L’originalité, sous quelque forme qu’elle se montre, les exaspère.» (comprendre "un peu au dessus" dans la bouche de Flaubert non comme un sentiment de supériorité arrogante, mais comme la notion d'une structure de travail singulière chez l'artiste).

mais à ce surplus « d’hostilités » aujourd’hui étalées en forme d’une couche indélébile de télévision dans la rétine des gens, répondent aussi les nouveaux « fanzines ». Des magazines numériques. Tout un champ secret de la presse digitale, prête à foncer sur vos ordinateurs d’esthètes. Ils sont plusieurs centaines déjà. Posi+tive, Querelle, Purpose, Anti... des pages numériques et collaboratives mis en ligne à partir de tous les pays du monde. Gratuits, accessibles en téléchargement pdf. Ou en flash. Ces galeries virtuelles sont la riposte au manque de goût, à ce conservatisme, ce repli des institutions de l’information en matière de création artistique. Des pages, comme un vrai magazine d’art imprimé, mais seulement visibles à l’écran. Tout est là, il faut un peu trier, mais déjà des sites comme www.pdf-mags.com font le boulot pour vous ; un véritable annuaire international du fanzine numérique. Photographes, architectes, illustrateurs, peintres, dessinateurs, graphistes, designers... tout ce qu’il se fait de mieux, de génial, d’insolite, de nouveau... dans l’univers globalisé de la création picturale débridée.




Tout ça voyez-vous, pour vous dire que "l'art" dit-on, ne s'est jamais si bien porté. Les musées font le plein, les événements artistiques d'envergure se multiplient, les plus grandes galeries n'ont jamais si bien gagné leur vie partout dans le monde (reconnaissant tout de même la réalité d'une situation un peu moins euphorique en France). Records de spectateurs à Beaubourg, au grand palais. Lynch à la fondation cartier. Records de vente sur les marchés spécialisés. Transactions considérables à Miami, Londres, New-York, Venise, Berlin... chez Sotheby's, chez Christie's... On se souvient du Portrait d'Adèle Bloch-Bauer peint par Klimt, acquis pour 135 millions de dollars, c'était en juin 2006 (le prix le plus élevé jamais payé alors pour une peinture). Alors que les 53,9 millions adjugés pour les Iris de Van Gogh constituaient déjà un sommet speculatif élevé au rang de mythe absolu dans l'histoire du commerce culturel. Mais ce fut en réalité Pollock en novembre, le roi de l'Action painting... Oui mesdame et messieurs, faites vos jeux ! Rien ne va plus au jeu de la roulette des nouvelles fortunes russes, chinoises et aussi mexicaines dans le cas qui nous occupe, toutes largement préoccupées de beautés, de la splendeur inénarrable, de l’harmonie des formes et des couleurs à l’échelle planétaire. 140 millions de dollars pour la toile de Jackson pollock intitulée N°5-1948. Le pompon du moment.


Adèle Bloch-Bauer 1907 / ©GUSTAVE KLIMT

Le garçon à la pipe / ©PICASSO

N°5 - 1948 / © JACKSON POLLOCK

le Garçon à la pipe de Picasso pour 104,2 millions de dollars. 21,2 millions d'euros pour une toile de Francis Bacon. Un portait de Brigitte Bardot, par Andy Warhol a été adjugé le double de son estimation (8,1 millions d'euros). Cake de Jeff Koons, adjugé plus de 2 millions d'euros. Une peinture de Banksy, Space Girl and Bird (un graffiti), s’est vendue aux enchères au prix fou de 288 000 livres sterling. Un masque Ngil de culture Fang du Gabon, haut de 48 cm, en bois, représentant un visage stylisé peint en blanc au kaolin, a été vendu le 17 juin 2007 aux enchères à Drouot à Paris pour la somme record de 5,9 millions d'euros (le prix le plus important jamais payé pour une oeuvre classée dans cette catégorie des arts primitifs) . Un marché annuel d’environ 3 milliards de dollars dans le monde. Succès grandissant pour St-art, la foire de Strasbourg, en novembre dernier. Succès également pour la dernière édition de la Fiac à Paris. Oui... mais de quoi parlions-nous exactement ? De quelle forme d'art était-il question ?

De quel art parlions-nous ?

Car il fut un Courbet réaliste et mis au ban pour cette solide raison de montrer ce qu'il voyait, comme il l'entendait. Un art politique. On était pourtant loin de Goya déjà ! loin de David... si modernes en leur époque. Il fut encore ce temps des "refusés", celui de l'art à la marge des contingences académiques et de la critique officielle. Il fut ce temps d'un Douanier Rousseau, d'un Chagall... ces artistes venus d'aucune école particulière, artistes "spontanés" et surdoués. Il fut l’extraordinaire Van Gogh avant eux, et qui ne « comptait » pas, Vincent qui ne comptait pour personne ! Il fut ce temps aussi d'une recherche effrénée des possibilités créatives et de leurs interactions avec le monde contemporain des idées de toutes sortes ; les fauves déjà, les cubistes, Léger, la génération folle de Matisse, Kandinsky surtout... le temps de l'abstraction, la radicalité de Duchamp, les travaux de Reinhardt, Malévitch, Mondrian, que sais-je encore ?... Les potes à Malraux, le retour de l'art officiel et sur-subventionné. Les années soixante-dix et le fabuleux coup de Jarnac du pop art à l'adresse de toute une vieille Europe qui s'était cru au-dessus des lois naturelles du génie artistique. Un art libre et indépendant de toutes lignes administratives. On annonçait la mort de la peinture alors qu'il nous fallait déjà faire le deuil de Dieu. La fin de l'art "beau", une sorte d’épilogue d’un protocole créatif agréable pour les yeux qui durait depuis 20 000 ans au moins. L’art dessiné, dit, composé, construit... pour habiter le vent, le soleil et toute une gamme de nuages aux formes détraquées. L’art comme densité absolue du monde aérien, impalpable. L’art comme forme la plus aboutie d’une réduction des distances entre le monde évanescent et le poids terrestre considérable. Oui, mais de quel art parlons-nous dans les rubriques dédiées des journaux. Une sorte d’effet Doppler d’une économie de marché, qui consisterait à faire entendre de manière outrancière et à grand renforts de sottises médiatiques, tout ce qu'une culture du monde moderne ne réussit pas encore à déceler en elle-même pour son propre intérêt. Aussi, l’« art » du temps des marchands d’élite et de toute une critique qui lui colle au portefeuille, ne pourrait plus être considéré du seul point de vue de sa position dans le temps, l’espace ou quelque autre endroit de l’affect ou de son usage encore civilisateur, mais plutôt de sa seule posture fluctuante, de sa valeur « assez triste » de faire les bons comptes entre quelques protagonistes privilégiés. Oui, de quel art parlions-nous ?... D’un blockbuster sur les planches du Châtelet, un West Side Story remanié en un peu moins bien. Des photographes de l’ère humaniste, Willy Ronis, Cartier-Bresson, Robert Doisneau (Sacré Doisneau !...) qui squattent les cimaises réservées à la photographie un peu partout. Doisneau par ci, Doisneau par-là... Et Depardon alors ? et Victor Burgin, et Gursky, et Knut Maron, et...

Green window © KNUT MARON

Sur quelle ligne décrétions-nous de parler d’art ? D’un peu de cul "en lignes" justement... d’une expo interdite au moins de 16 ans dans le boudoir géant de la BNF, un carton ! De Daniel Buren qu’on voit partout. D’un mouvement artistique russe antisocialiste accroché à la Maison rouge. D’un art contestataire allemand de l’entre deux guerres censé nous apprendre qu’un allemand n’en valait pas tout à fait un autre. De quelques Bonard qui se dorent la pilule à St Trop. De cette invitation privilégiée d’assister à une séance de baise artistique dans un hôtel de passe du boulevard St Germain. Des toboggans fabuleux de Carsten Höller installés à la Tate de Londres. Des femmes acidulées de Bettina Rheims (la fille de son père, mais bourrée de talent quand même !)

Sibyl Buck la joue écrasée sur un lit. Janvier 1996 © BETTINA RHEIMS

Des chimères africaines volés et finalement retrouvés sur les murs du Quai Branly. Des supporters de foot dégénérés, les peintures de supporters de Romain Vidal installées au Stade de France pendant une « expo » assez limite de Bigard. Du Palazzo Grazzi du milliardaire français François Pinault qui préféra Venise à la tribune Boulogne. De l’archisculpture utopique cubaine. De la célébration du millionième visiteur (en l’occurrence une visiteuse) au Palais de Tokyo. De l’école de New York, des reporters humanistes qui reviennent en boucle et qui connaissaient bien Picasso et surtout de ce pilleur de temple d’André Malraux.

Oui, de quel art parlions-nous dans les journaux rachetés par des amoureux de la grande culture du monde ? Un paquet de people, de jet setters plein aux as en manque de sensations fortes. Des journaux... Ceux qu’on ne lit plus vraiment depuis qu’on a Internet.

L'effet Doppler et une certaine overdose du monde visible.

Et qu’est-ce que l’art après tout ? Ceci ou cela ? La question peut être renvoyée à chacun des artistes, en tant qu’ils se sont tous posés cette question, essayant d’y répondre par l’œuvre de toute une vie. Qu’est-ce que l’art ? Et il faudrait aussi étendre le champ des réponses possibles au nombre considérable de spectateurs, de collectionneurs... qui repoussent presque à l’infini les latitudes de ce simple questionnement. Qu’est-ce que l’art ? Sinon le produit, cette somme de réponses inconciliables qui reportent la question de loin en loin.

En conclusion, l’effet Doppler dont je crois vous avoir un peu parlé, fonde l’arithmétique, la géométrie comptable de l’espace artistique du monde post-modernisé à l’extrême. Qu’est-ce que l’art et que vaut d’ailleurs la question ? À quoi sert l’art ? L’art doit-il être « beau », intelligent, sensible, spectaculaire ou savant ? L’art doit-il être encore de l’art ? L’art est-il soluble dans la confrontation géopolitique ?... L’art... comme un grand zapp des idées confuses à propos d’un monde qui ne servirait plus à grand chose et de toutes façons, vraiment trop cher pour nous.
Oui ! Et si et art là, mesdames, messieurs. Cet art des marchands d’élite. Réussissait aussi à constituer le levier le plus sûr, à toutes fins de jeter l’opprobre sur une forme de conscience collective et sa vieille culture contestataire de malheur. Un art qui cesserait de bousculer les normes et les idées convenues... un art du compte bancaire numéroté, gardien du temple et des clés du coffre. Une sorte de « Ready made » à l’envers... qui consisterait à faire d’un objet d’art, légèrement mais suffisamment détourné de son contexte, l’instrument d’une politique toute entière de normalisation ?! Prenez Buren par exemple... Non le Buren en tant que ce génial « fabricant de colonnes bandées », mais le Buren qu’on voit partout, le Buren qu’on traîne avec soi à chaque biennale et dans toutes les sauteries artistiques internationales à la mode. Le Buren tellement visible, qu’aucune lumière plus faible ne peut plus prétendre éclairer quoique ce soit même dans les coins.

© BUREN

À l’overdose du visible, il ne subsiste aucune ombre capable d’en souligner la véritable forme. Bienvenue dans le monde du visible de sécurité. Un « visible » invisible, replié sur sa propre lumière. Un visible d’une blancheur sacrée, quasi religieuse. Oui, et l’on sait bien que ce qui est trop brillant commence toujours par éblouir avant de finir très vite par devenir oppressant. La lumière comme un piège, cette lumière qui finit par tout éteindre autour d’elle. Car, oui, à force de trop vouloir en voir...

Néon™